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L'usine

Avant de parler de l’usine, je pense qu’il est bon de mentionner que mon père avait eu 45 ans quinze jours avant ma naissance, et ma mère 40 ans six semaines après; je n’ai donc jamais connu mes parents comme jeunes mariés, essayant de s’établir, de se faire une situation... A 45 ans, un homme a sa carrière toute tracée et les incertitudes d’un début de mariage ont disparu.

Père était comptable dans l’usine Loridan; au début de 1914 il accepta un poste à la maison Glorieux qui possédait une ou deux usines à Roubaix et venait d’acheter, ou allait acheter, une usine à Halluin. La déclaration de guerre et l’établissement des tranchées dans la région changea tout. Si j’ai bien compris ce que m’en a dit Mère, il fut vite impossible à Père de se rendre tous les jours à Roubaix et il fut employé à la Mairie, mais la maison Glorieux continua de lui payer son salaire en tout ou partie pendant toute la guerre, et après l’Armistice, quand les choses rentrèrent dans la normale – relativement – Père reprit son poste chez Glorieux, l’usine d’Halluin fut achetée et Père fut nommé directeur.

L’usine était quasiment vide et devait être complètement rééquipée; il paraît qu’il y eut des protestations quand les tisserands réalisèrent que les nouveaux métiers qu’on installait étaient allemands, mais c’étaient les meilleurs. La famille s’installa donc dans la maison attenante à l’usine, rue Edouard-Vaillant. C’était une grande maison, bâtie sur le modèle des maisons du Nord, avec un long couloir, ayant à droite un salon suivi d’une salle à manger et, au bout, la véranda chère aux habitants du Nord. Comme le nom l’indique, c’est une grande pièce avec un plafond de verre et le vrai living-room de la famille. Puis il y avait une cuisine et une arrière-cuisine assez grande pour que Père la partage pour installer une salle de bain: chose inouïe à l’époque! Dans l’arrière-cuisine, il y avait une porte qui ouvrait directement dans le garage de l’usine et, en sortant du garage, immédiatement à droite, il y avait la porte des bureaux.

Revenant au couloir d’entrée de la maison, à gauche, à mi-chemin, il y avait un escalier qui allait aux trois chambres, puis au bout du couloir, à gauche, une porte qui donnait dans une pièce qu’on appellerait en Angleterre un dressing-room suivie d’une grande chambre qui était celle de mes parents.

A l’âge de deux ou trois ans, j’ai eu la typhoïde; Mère insista pour me soigner elle-même et nous fûmes isolées dans cette partie de la maison pendant six semaines. A sept ou huit ans, j’allais jouer dans l’usine. A l’époque, c’était la mode pour les petites filles d’avoir des «crolles». Elles laissaient pousser leurs cheveux et, tous les soirs, elles les roulaient en papillotes sur des tortillons de papier journal et, le matin, chaque mèche était brossée, enroulée sur une bobine formant ainsi une longue boucle bien arrangée avec un gros nœud de ruban de satin. Toutes les six semaines, Père m’emmenait chez son coiffeur et mes cheveux étaient coupés «à la garçonne». Toujours fourrée comme je l’étais au milieu des machines, il n’était pas question d’avoir des crolles! Mère me tricotait des genres de shorts avec un petit pull-over par-dessus, car les jolies robes n’auraient pas survécu à mes expéditions sur le tas de charbon que mon cousin Henri et moi grimpions allégrement lorsque le marchand de charbon avait fait une livraison. A l’usine, le charbon arrivait par dizaine de tonnes et était empilé contre un mur construit en U, face à la chaufferie. Entre parenthèses, c’est très difficile de grimper sur un tas de charbon: les gaillettes roulant sous les pieds comme des petits galets, on n’arrive jamais en haut!

Mais explorons l’usine! J’y pénétrais toujours par les bureaux; il y avait une entrée, puis un petit couloir avec, à gauche, les bureaux de mon père et de sa secrétaire, celui de M. Glorieux qui, en tant que propriétaire, venait de Roubaix une ou deux fois par semaine. A droite du couloir il y avait un grand bureau pour les comptables, les expéditionnaires, un bureau séparé pour le chef-comptable et, derrière, il y avait l’atelier de dessin.

Au bout du couloir, on entrait dans l’usine proprement dite. Cette pièce était immense; face à la porte il y avait une machine qui me paraissait énorme; faite de rouleaux superposés, elle atteignait presque le plafond. Les rouleaux allaient en diminuant de diamètre, et celui du bas était couvert de cuivre. Cette première pièce était en réalité la dernière dans la fabrication des pièces de coton, métis et pur fil, car c’est ici que se faisait l’encollage. Les pièces venant du tissage étaient plongées dans des bains d’amidon qui leur donnaient l’apprêt du neuf. Les pièces (on appelle pièce un rouleau de tissu de fil ou de coton utilisé pour faire des draps, des nappes, des serviettes) étaient passées dans des énormes bacs remplis d’amidon bouillant. L’encollage était donc un véritable bain turc, plein de vapeur, très chaud et très humide. Le travail d’encolleur est un travail très dur; mon oncle Rufino, l’Espagnol, était encolleur et je me souviens l’avoir souvent vu sortir de l’usine avec son «bleu» littéralement trempé de sueur, on aurait pu le tordre. Encollées, les pièces passaient dans cette grande machine, une calandre, et allaient de rouleau en rouleau, tous chauffés à blanc, étaient séchées et repassées, puis la pièce retombait en plis souples dans un grand panier à roues qui était poussé dans l’atelier voisin où se faisait le pliage.

Le pliage me plaisait beaucoup. C’était une grande pièce très claire avec des longues tables où travaillaient les plieuses. Le pliage était le royaume de Mademoiselle Julie, une grande femme d’un blond-roux, avec un pince-nez en or. Bien en chair et toujours sanglée dans une blouse blanche empesée, elle s’avançait sur vous poitrine en avant, comme une galère toutes voiles dehors, et inspirait le respect, sinon la terreur! Chaque plieuse était armée de deux longues baguettes en bois rouge très lisse qu’elle utilisait avec une dextérité étonnante.

La pièce encollée arrivait dans son panier et était placée au bout de la table; avec ses baguettes, la plieuse attrapait le bout de la pièce, la faisait glisser le long de la table, puis, maintenant le tissu au bord du panier avec une baguette, avec l’autre elle soulevait une longueur de tissu et la rabattait sur la première, la lissait en ramenant sa baguette vers le panier et ce mouvement de va-et-vient était répété à toute vitesse. En quelques minutes, toute la pièce était devenue un carré bien plié et parfaitement régulier. Les deux extrémités du carré étaient rabattues vers le centre et avec deux ficelles le tout était replié une fois de plus et devenait un rouleau: la pièce. Les ficelles étaient très particulières: c’étaient des ficelles plates de six ou sept millimètres de largeur et elles étaient en papier, très solides, soit roses ou bleues, avec le long de la ficelle le nom de la maison imprimé en lettres noires. Je revenais à la maison avec des bouts de ficelle en guise de bracelets...

Après avoir admiré les plieuses, je passais dans le couloir, un très large passage qui servait de dégagement aux différents ateliers où je n’avais pas le droit d’entrer, l’ourdissage, où on préparait la chaîne des métiers à tisser; le bobinage, où le fil était mis sur des bobines pour les navettes des métiers, et le tissage proprement dit où battaient les métiers. Ces ateliers étaient beaucoup trop dangereux pour un enfant, et quand je me hasardais à ouvrir la porte pour y mettre mon nez, un ouvrier ou une ouvrière venait gentiment me pousser dehors. Ourdissage et bobinage étaient le domaine des femmes alors que le tissage était entièrement l’affaire des hommes.

Pour en revenir à mon couloir, il servait de remise à des tas de choses: caisses, pièces de machines, boîtes de toutes tailles, caverne d’Ali Baba pour y fureter. Il y avait surtout la machine à cartons, où les cartons des métiers Jacquard étaient perforés de trous qui faisaient le dessin dans le tissu (voir chapitre suivant). Chaque carton avait environ dix à douze centimètres de large sur trente centimètres de long et était perforé à l’emporte-pièce; toutes ces minuscules rondelles de carton tombaient dans un grand bac et je me servais généreusement quand je voulais jouer à la marchande: ces rondelles devenaient du café, de la farine, du sucre que je pesais gravement sur mes petites balances. Collées sur des papiers de couleur, j’en faisais des paysages. Leur utilisation était sans limites.

Sortant du couloir, je traversais l’allée pour aller voir mon oncle Polydore, qui était chef charpentier et me taillait mon passe pour jouer à la marelle; si mon cousin Henri était avec moi nous faisions un crochet vers l’abri des déchets. Dans une usine textile, il y en a beaucoup; dans les différents stades du traitement du fil, des particules infimes se détachent et forment une espèce d’ouate légère qui voltige en flocons en dessous des métiers. Très inflammables, ces déchets sont balayés tous les jours et mis en sacs. Je crois qu’ils sont utilisés dans la fabrication du papier. Tous ces sacs étaient empilés dans un appentis en attendant d’être emportés. C’étaient comme d’énormes oreillers sur lesquels nous sautions, glissions et que nous utilisions pour créer cavernes, abris ou tranchées suivant notre jeu. Par mauvais temps, l’abri aux déchets était un terrain de jeu idéal car on ne pouvait pas s’y faire mal et il y faisait toujours bien chaud.

L’hiver, mon coin préféré était la chaudière, ou plus exactement la chaufferie. Deux énormes fours, comme des fours de boulanger ou des fours à pizzas, mais gigantesques, produisaient et maintenaient la vapeur qui actionnait l’usine. C’était le royaume du chauffeur Auguste, avec son apprenti, Louis. Auguste devait avoir une cinquantaine d’années, avait une moustache à la Vercingétorix, une casquette noire de charbon; il maintenait le feu, vérifiait ses manettes et manipulait des tonnes de charbon. Confortablement installée sur mon tas de charbon personnel, j’admirais Louis qui, pour allumer sa cigarette, retirait une pelletée de braises et nonchalamment l’approchait de sa figure. Les soirs de novembre, il offrait de cuire les châtaignes que j’apportais. Auguste trônait sur son tas de charbon à lui et dirigeait les efforts de Louis. Si j’arrivais à l’heure du goûter, je les trouvais en train de manger leur casse-croûte et cela me fascinait. Auguste avait dans la joue un petit trou, comme si on lui avait retiré un très gros point noir; quand il mangeait, sa joue se détendait, le trou s’élargissait et on pouvait voir ce qu’il mangeait car ce trou traversait sa joue de part en part. Naturellement, j’étais bouche bée devant ce phénomène: «Tu as du hachis dans ta tartine aujourd’hui, Auguste?» – «Comment que tu le sais?» répondait-il, jouant l’étonné: «Je le vois par ton trou.» Rigolade générale et bon enfant! Tous ces ouvriers étaient des gens frustes, plutôt pauvres, vivant dans des conditions qui feraient dresser les cheveux sur la tête de nos sociologues modernes. J’ai vécu parmi eux pendant mes années d’enfance et je n’ai jamais été touchée, encore moins molestée; j’étais en parfaite sécurité au milieu des machines et tout le monde veillait sur moi d’une manière un peu rude évidemment, mais je me sentais protégée, et en général les enfants étaient bien traités dans le monde ouvrier.

En quittant la chaufferie, j’allais voir Jules, le peintre, qui avait son antre derrière la chaudière. Je tournais à gauche, longeais le mur de la chaufferie et entrais devant le «tableau». Ce tableau était un grand panneau où aboutissaient toutes les connections électriques de l’usine; couvert de manettes, de fusibles, et de fils électriques de toutes les couleurs il pétillait toujours d’étincelles et de courts-circuits et, pour tout dire, il me faisait vraiment peur. Je me collais contre le mur opposé en me faisant toute petite et j’arrivais chez Jules le coeur battant: il fallait affronter le danger pour atteindre mon but .

Le domaine de Jules était une petite pièce comparé aux immenses ateliers de l’usine, il était rempli de bidons de peinture, de tonneaux d’huile de lin, et mon but personnel était un tonneau de mastic, maintenu moelleux par une belle couche d’huile de lin bien visqueuse et jaune d’or. Enfoncer ses doigts là-dedans était un délice! Ça sentait la térébenthine, l’huile de lin, le mastic, la peinture fraîche; il y faisait bien chaud, et Jules me donnait une grosse boule de mastic avec laquelle je faisais ce que les enfants modernes font avec de la pâte à modeler, mais incomparable avec la texture d’un vrai mastic bien huileux. Mère pestait, car elle découvrait des boules de mastic sèches dans tous les coins. Je dois dire que, rentrant à la maison après mes expéditions dans le charbon, je devais être dans un état de saleté épouvantable. Jamais je n’ai été grondée, on me fourrait dans la baignoire, un point c’est tout.

Les soirs d’hiver, la grande cour de l’usine était éclairée par quelques lampes vissées aux murs et les ombres y créaient des images fantastiques. Je la traversais en courant pour atteindre la sécurité de notre maison. A l’époque, le lampiste passait tous les soirs dans les rues pour allumer les becs de gaz; je vois encore sa silhouette: un grand homme maigre avec un long cache-poussière qui lui descendait aux chevilles, une casquette, et portant sur l’épaule une longue perche au haut de laquelle il y avait comme une boîte de conserves sans couvercle avec des petits trous tout autour et une mèche allumée au centre. Le lampiste, avec un crochet au haut de la perche, tirait la chaîne qui ouvrait le gaz et, avec sa mèche, allumait le bec.

Le vendredi, il était souvent suivi par un marchand qui poussait une charrette à bras, criant: «Ha-a-arengs frais.» Toutes les ménagères se rassemblaient autour de sa charrette et choisissaient leurs harengs. Je vois encore ma mère prenant un hareng et le retournant pour voir si c’était une laitance ou un croc: c’est très facile, on presse sur le ventre du hareng pour faire sortir par l’orifice caudal un tout petit peu de l’intérieur, on voit tout de suite si ce sont des œufs (un croc) ou une laitance. Père aimait le croc, nous préférions la laitance. Quand le marchand de harengs avait passé, toute la rue sentait le poisson frit...

Il ne faut cependant pas croire que je passais tout mon temps dans l’usine. La famille Odou habitait la maison attenante à la nôtre et leur fille, Nelly, avait exactement mon âge. Inutile de dire que nous étions inséparables; quand nous voulions jouer ensemble, on tapait sur le mur de la véranda qui correspondait à leur salle à manger et c’était le signal que j’allais arriver, ou vice versa...

Avec Nelly, nous jouions comme toutes les petites filles à la poupée, à la marchande, à l’école... Chose étrange, nous n’allions jamais dans l’usine ensemble. Nelly n’avait pas la permission d’entrer dans l’usine dont son père était le directeur. Mais nous jouions souvent dans leur hangar aux caisses. Comme son nom l’indique, c’était un hangar où étaient remisées les caisses vides; nous en mettions deux ou trois sur le côté de manière à ce que le couvercle (absent) formât la porte de notre maison, avec salon, salle à manger, chambre; nous y arrangions nos meubles de poupées, et on se faisait cérémonieusement des visites de caisse à caisse. Nous jouions aussi à la corde, à la marelle et surtout à la balle. L’usine avait de grands murs contre lesquels une balle rebondissait merveilleusement et notre jeu préféré consistait à lancer la balle contre le mur et à la rattraper sans qu’elle ne touche terre en chantant une comptine que je n’ai jamais oubliée:

A l’ordinaire – Lancer la balle contre le mur et la rattraper

A l’envers– Ditto, mais le dos tourné au mur, lançant la balle par-dessus l’épaule

Dans une main– Opérer avec une main seulement

Dans l’autre – Ditto avec l’autre main

Sur un pied– Opérer en se tenant sur un pied

Sur l’autre– Ditto sur l’autre pied

Devant– Taper des mains avant de rattraper la balle

Derriere – Ditto tapant les mains derrière le dos

Devant derriere– Ditto combinant les deux

En haut– Taper des mains à hauteur de la face

En bas– Ditto à hauteur des genoux

En haut en bas– Ditto en combinant les deux

Devant derriere en haut en bas– Taper les mains quatre fois dans l’ordre

Un petit tour– Tourner les deux mains «en manchon»

Et un grand tour– Tourner sur soi-même avant d’attraper la balle.

Ce n’est pas si facile que ça... et si on ratait son coup, il fallait tout recommencer. Ce jeu nous occupait pendant des heures.

Quand nous quittâmes l’usine en 1930, nous allâmes habiter dans la maison que Père avait fait construire en 1914, au 181, rue de Lille, et mon copain était Maurice Vandewalle dont le père était un grand ami du mien (ils jouaient aux dames ensemble tous les jeudis). Maurice habitait l’autre bout de la rangée d’une douzaine de maisons, dont la nôtre était la première. Derrière ces maisons, là où est maintenant le Jardin public, il y avait des pâtures et un champ de blé où nous jouions aux cow-boys, avec des arcs et des flèches de sureau. Quand le blé était mûr, nous récoltions des épis qu’on frottait dans les mains pour faire tomber la paille avant de manger les grains. Un jour nous eûmes l’idée de faire du pain et Mme Vandewalle nous prêta son moulin à poivre pour moudre notre blé.

Le résultat est facile à deviner: notre «farine» mélangée à de l’eau et du sel et cuite sur une tôle au-dessus du gaz donna deux minuscules galettes, tellement poivrées que nous passâmes le reste de l’après-midi à côté du robinet; mais nous avions fait notre pain et c’est ce qui comptait.

Dans mon souvenir, c’était toujours l’été, on se couchait dans les hautes herbes et on regardait passer les nuages dans un ciel toujours bleu. Ah!... la jeunesse...

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